Repos hebdomadaire et travail de nuit Entre normes institutionnelles et normes contractuelles

, par Ludovic Le Goff

Le temps de travail en France a été un sujet de débat important lors des réductions successives de la durée légale du travail en 1981 et 1999 notamment. La diminution du temps consacré aux activités professionnelles s’inscrit dans une perspective vieille de plus de 150 ans. Elle avait en réalité déjà débuté à l’aube de l’histoire avec l’interdiction de travailler le 7e jour de la semaine dans le cadre des prescriptions religieuses. Aujourd’hui, ces interdictions sont de plus en plus souvent objet de discussion en France et en Europe pour des raisons qui s’éloignent des obligations religieuses, mais qui constituent un enjeu important dans l’organisation sociale. Les sources de ces interdictions à la fois nombreuses et hétérogènes rendent souvent opaques les obligations des différentes parties prenantes.

 Introduction

Les récentes affaires concernant les magasins de bricolage ont remis sous le feu des projecteurs un débat qui semblait pourtant apaisé depuis quelques années : le moment du travail. Le temps de travail, qui avait fait couler lors de la mise en œuvre des lois Aubry à la fin du XXe siècle beaucoup d’encre, semble assez largement accepté. La loi et la jurisprudence l’encadrent de manière précise trois lustres après leur vote (1999). Tel ne semble plus le cas du moment du travail : le questionnement ne touche pas tant le « combien » (de temps) mais le « quand » travailler.

Les textes et les décisions multiples concernant le travail de nuit et le repos dominical font ressurgir un débat sociétal dont la portée doit s’apprécier au regard des difficultés et du mal être qui semblent toucher les sociétés mais plus globalement la société française.

Le moment du travail constitue de fait un enjeu majeur car il touche directement ou indirectement l’ensemble de la société. Il demeure en effet une contrainte lourde dans l’organisation quotidienne des différents groupes sociaux, de la cellule familiale à l’Etat.

Le moment de travail influe certes sur la vie quotidienne des individus mais il a aussi des conséquences économiques qui les dépassent. Certains acteurs économiques arguent par exemple que la fermeture dominicale de nombreux commerces à Paris constitue pour la capitale un fardeau économique face aux attraits de Londres où les normes et contraintes juridiques sont beaucoup plus lâches.

Le débat se place donc de plus en plus sur le terrain de la compétition économique et la situation de l’emploi pousse les tenants de l’ouverture dominicale sur le devant de la scène médiatique. Selon eux, l’obligation de fermeture dominicale constitue un handicap pour la pérennité et le développement économique des entreprises.

A l’inverse les tenants du repos dominical mettent en avant des arguments qui débordent la sphère économique mais qui l’impactent également de manière indirecte.  

 Partie 1
Un principe qui a peu évolué jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle

1°) Rappel des textes anciens

A. Le repos dominical

Le principe d’un repos hebdomadaire obligatoire : Les textes bibliques

La genèse : « Souviens-toi du jour du repos, pour le sanctifier. Tu travailleras six jours, et tu feras tout ton ouvrage. Mais le septième jour est le jour du repos de l’Éternel, ton Dieu : tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton bétail, ni l’étranger qui est dans tes portes. Car en six jours l’Éternel a fait les cieux, la terre et la mer, et tout ce qui y est contenu, et il s’est reposé le septième jour : c’est pourquoi l’Éternel a béni le jour du repos et l’a sanctifié. »

Le texte biblique montre l’importance du repos après le travail (pour pouvoir mieux travailler à nouveau sans doute !) avec un élément de sanction qui renforce l’obligation : la peine de mort.

Ce jour sabbat sera peu à peu transformé en dimanche sous l’ère chrétienne. Le terme dimanche revêt lui-même un sens spécifiquement attaché aux rites religieux : dies dominicus, le jour du maître jour du Seigneur. Le repos est donc établi pour reconstituer la force de travail mais aussi pour servir Dieu. Il constitue dès lors un rite social qui réunit l’ensemble de la communauté à un moment commun.

Ce rituel perdurera jusqu’au XIXe siècle. Cette période verra se mettre en place un double mouvement : la prise en compte des contraintes économiques liées à l’industrialisation de l’économie et une baisse de l’emprise de l’église sur la vie sociale.

B. Le travail de nuit

Les circonstances de l’appel au travail nocturne sont liées pour l’essentiel à l’influence des facteurs technologiques et économiques, notamment les activités issues de la révolution industrielle. Les activités sidérurgiques par exemple nécessitent une production à feu continu qui oblige la présence d’opérateurs 24 heures sur 24.

Avant le XIXe siècle, le temps de travail de la majorité de la population s’accordait au rythme du temps diurne. Il était calqué sur le rythme naturel des saisons qui correspondait au travail des champs. Les longues journées de printemps et d’été étaient largement travaillées alors que les jours d’hiver l’étaient beaucoup moins. Jusqu’au XXe siècle, la lumière artificielle restait onéreuse et son utilisation sur les lieux de travail restait marginale.

Il faudra attendre la généralisation des systèmes d’éclairage au XIXe siècle et surtout au XXe siècle pour que le travail de nuit se développe dans l’industrie notamment.

C. La pratique sous l’ancien régime

Jusqu’au XXe siècle, le dimanche, jour de repos, reste un moment où s’expriment des rites sociaux. La messe dominicale constitue dans les paroisses un moment social qui structure une société essentiellement rurale en permettant de contrôler les pratiques individuelles dans les moments de temps libre.

Mais dès le XVIIIe siècle, cette pratique fait l’objet de critiques de la part des libres penseurs. Ce n’est pas tant le repos qui est critiqué mais l’obligation d’assister à la messe et de consacrer ce jour à Dieu.

Ainsi ce repos dominical, fondé sur des prescriptions religieuses, est condamné par Montesquieu au nom de la morale et par Voltaire au nom (déjà !) de l’économie. La révolution française va modifier le calendrier et a supprimé le dimanche : le repos hebdomadaire devenait une liberté individuelle quant au choix du jour. L’homme ne devait plus être soumis un jour par semaine à un maître. L’Empire ne remettra pas en cause ce principe pour les salariés mais instaurera un jour de congé pour les fonctionnaires (article 57 de la loi organique du 18 Germinal an X) en précisant que ce jour sera le dimanche.

2°) Les textes du droit du travail au XIXe siècle

Louis XVIII par la loi du 18 novembre 1814 rétablit le repos dominical, symbole parmi d’autres du retour à l’ordre ancien et aux préceptes catholiques. Néanmoins, il est limité aux activités extérieures et au travail visible et audible des artisans et des commerçants. La cour de cassation fera respecter cette obligation de manière permanente pendant le siècle suivant.

En 1852, le repos hebdomadaire est institué officiellement dans la fonction publique. Le modèle d’organisation étatique va aussi influencer l’ensemble du secteur productif au fur et à mesure du développement.

3°) Les évolutions sociétales

A. Evolution ou révolution ?

L’analyse des pratiques sociales depuis une vingtaine d’années montre une remise en cause du repos dominical dans plusieurs secteurs économiques importants. Cela ne révèle t-il pas une évolution beaucoup plus lourde des relations industrielles et sociétales ?

Une enquête de la Darès montre que le travail du dimanche des salariés a progressé régulièrement depuis 1990, passant de 20 % à 29 % des salariés en 2011. Derrière ce pourcentage, c’est plus de 6,5 millions de personnes qui sont concernées.

La remise en cause des obligations légales en matière de repos dominical provient de plusieurs groupes sociaux dont les intérêts a priori ne sont pourtant pas toujours convergents : les entreprises, les salariés et les consommateurs.

La demande des entreprises :

Les entreprises de distribution, face à la baisse de leurs résultats voient dans les ouvertures dominicales le moyen d’accroitre leur CA. Ce raisonnement micro économique conduit à une stratégie d’optimisation d’utilisation du capital en répondant à des demandes de consommateurs. Elles analysent ces évolutions sociétales qui les conduisent à être plus flexibles sur leur amplitude horaire d’ouverture. Ces demandes constitueraient une réponse à l’accroissement de la concurrence : l’ouverture d’entreprises nouvelles, la montée des achats sur Internet et les cas spécifiques des zones frontières et des flux touristiques ont en effet capté une part importante du marché occupé jusqu’à présent par les commerces traditionnels.

Certains salariés veulent gagner plus en travaillant le dimanche car ils ne disposent pas de plages horaires autres que le soir et les jours de repos hebdomadaires. D’autres ne peuvent se libérer que sur ces créneaux particuliers car ils mènent en parallèle des activités qui ne leur permettent pas de travailler sur des créneaux classiques (étudiants).

La demande de certains consommateurs va également dans le sens du travail dominical car ils réclament davantage de flexibilité des horaires pour faire leurs achats, mais schizophrènes, ils sont souvent par ailleurs salariés et ne souhaitent pas travailler le dimanche. Cette demande est aussi liée aux nouveaux rythmes de travail qui ne permettent pas toujours des achats pendant les jours ouvrés. Le rituel des achats dominicaux se substituerait de plus en plus à la liturgie pour les nouvelles générations.

Des demandes émergent également et paradoxalement des croyants pratiquants. Selon les religions, le jour chômé est différent : vendredi pour les musulmans, samedi pour les juifs et dimanche pour les chrétiens. La fin du repos dominical au profit d’un autre jour peut elle être considérée comme la mise en œuvre du principe de non discrimination et de libre pratique de sa religion ?  

 Partie 2
Un principe soumis à une remise en cause de plus en plus forte

1°) Des normes institutionnelles

Les normes posées par la loi sont certes protectrices du salarié mais elles ne peuvent ignorer les impératifs de production de biens et services.

A. Travail de nuit

Est considéré comme travail de nuit, toute activité professionnelle réalisée entre 21 heures et 6 heures du matin.

Le travail de nuit est en principe interdit sauf conditions particulières fondées sur trois conditions cumulatives :

  • Ce recours doit avoir un caractère exceptionnel ;
  • Il doit être justifié par la nécessité d’assurer la continuité de l’activité économique ou des services d’utilité sociale. Ainsi, il est permis dans les industries dont les process de production impliquent une activité en continue, de même dans les hôpitaux ;
  • Il doit enfin prendre en compte les impératifs de protection de la sécurité et de la santé des travailleurs.

Le non travail de nuit est un droit pour le salarié, Ainsi le passage à un horaire de nuit constitue une modification essentielle du contrat de travail. En cas de désaccord, le salarié peut refuser. Ce refus pourra aboutir à son licenciement mais celui-ci sera fondé sur des motifs économiques et non sur une faute, ce qui permet au salarié de bénéficier d’une indemnisation un peu plus généreuse.

Une question dans un entretien d’embauche sur la possibilité d’un travail de nuit constituerait elle une question à caractère discriminatoire ? Si l’on se réfère au texte, la réponse est négative (Article L1132-1 du code du travail). Néanmoins, un refus d’embauche motivé uniquement par un refus de travailler le dimanche constituerait une faute sauf dans les zones et/ou pour les activités qui dérogent au principe du repos dominical.

Le travail de nuit est donc autorisé sous réserve de limites et de la mise en place de contreparties en termes de salaire et de repos compensateur.

Le salarié dispose d’un statut de travailleur de nuit dès lors qu’il accomplit dans son poste 270 heures sur l’année sur le créneau 21 heures - 6 heures du matin.

Pourquoi interdire ce travail en principe ? Deux raisons essentielles fondent cette prohibition :

  • Le rythme biologique : la préservation de la santé du salarié nécessite un respect du repos nocturne comme le montrent les études sur l’impact biologique du travail de nuit. Ainsi les travailleurs de nuit bénéficient d’un suivi médical spécifique.
  • Rythme social (famille) : jusqu’à la loi du 9 mai 2001, le travail de nuit était totalement interdit aux femmes dans l’industrie en France.

Si le travail de nuit reste en principe interdit, de multiples exceptions sont venues peu à peu limiter cette prohibition.

Comme souvent, le principe affirmé et confirmé souffre d’une addition d’exceptions, lesquelles engendrent une confusion et une insécurité juridique d’autant que les sources d’exception nombreuses proviennent de lois ou règlements émanant de diverses autorités.

B. Repos hebdomadaire et droit positif

Depuis le début du XXe siècle, les principaux textes de base concernant le repos dominical n’ont pas connu d’évolutions majeures.

1. Principes depuis 1906 et exceptions

Le repos hebdomadaire est posé en principe par la loi du 13 juillet 1906 qui dispose :

  • Article 1.
  • « Il est interdit d’occuper plus de six jours par semaine un même employé ou ouvrier dans un établissement industriel ou commercial ou dans ses dépendances de quelque nature, qu’il soit public ou privé, laïque ou religieux, même s’il a un caractère d’enseignement professionnel ou de bienfaisance. Le repos hebdomadaire devra avoir une durée minima de vingt-quatre heures consécutives ».
  • Article 2.
  • « Le repos hebdomadaire doit être donné le dimanche. Toutefois, lorsqu’il est établi que le repos simultané le dimanche de tout le personnel d’un établissement serait préjudiciable au public ou compromettrait le fonctionnement normal de cet établissement, le repos peut être donné, soit constamment, soit à certaines époques de l’année seulement, ou bien
    • a) un autre jour que le dimanche à tout le personnel de l’établissement ;
    • b) du dimanche au lundi midi ;
    • c) le dimanche après-midi avec un repos compensateur d’une journée par roulement et par quinzaine ;
    • d) par roulement à tout ou partie du personnel ».

Ce principe posé, des exceptions viennent tempérer cette interdiction du travail dominical.

Des dérogations existent de manière permanente, soit pour certaines activités, soit au profit de zones géographiques particulières.

L’article L3132-12 dispose ainsi que « Certains établissements, dont le fonctionnement ou l’ouverture est rendu nécessaire par les contraintes de la production, de l’activité ou les besoins du public, peuvent de droit déroger à la règle du repos dominical en attribuant le repos hebdomadaire par roulement. » « Un décret en Conseil d’Etat détermine les catégories d’établissements intéressées. »

L’article L3132-13 dispose quant à lui que :

  • « Dans les commerces de détail alimentaire, le repos hebdomadaire peut être donné le dimanche à partir de treize heures. »
  • « Les salariés âgés de moins de vingt et un ans logés chez leurs employeurs bénéficient d’un repos compensateur, par roulement et par semaine, d’un autre après-midi. »
  • « Les autres salariés bénéficient d’un repos compensateur, par roulement et par quinzaine, d’une journée entière. »

Ces exceptions touchent des secteurs qui ont connu depuis quelques années une expansion significative : la restauration, l’hôtellerie, les loisirs, les hôpitaux privés, les entreprises d’aide à la personne. Ces secteurs sont considérés comme fortement créateurs d’emploi dans les prochaines années. Le nombre de salariés soumis à ce régime dérogatoire devrait donc s’accroitre.

D’autres exceptions sont fondées sur des critères géographiques élargis par la loi du 10 août 2009 qui crée des PUCE, « périmètre d’usage de consommation exceptionnel ». Ces dérogations ont permis dans les agglomérations de Paris, Lyon Marseille et Lille à une trentaine de zones d’échapper à la prohibition du travail dominical.

  • Article L3132-25 :
  • « Sans préjudice des dispositions de l’article L. 3132-20, les établissements de vente au détail situés dans les communes d’intérêt touristique ou thermales et dans les zones touristiques d’affluence exceptionnelle ou d’animation culturelle permanente peuvent, de droit, donner le repos hebdomadaire par roulement pour tout ou partie du personnel. »
  • « La liste des communes d’intérêt touristique ou thermales intéressées et le périmètre des zones touristiques d’affluence exceptionnelle ou d’animation culturelle permanente sont établis par le préfet sur proposition de l’autorité administrative visée au premier alinéa de l’article L. 3132-26 [Dispositions résultant de la décision du Conseil constitutionnel n° 2009-588 DC du 6 août 2009], après avis du comité départemental du tourisme, des syndicats d’employeurs et de salariés intéressés, ainsi que des communautés de communes, des communautés d’agglomération, des métropoles et des communautés urbaines. »

On voit ici que si les dérogations au principe du repos dominical sont possibles, elle résulte d’un dialogue entre les parties prenantes mais la contrainte économique et la volonté de sauvegarde de l’emploi risquent de plus en plus d’en favoriser l’émergence.

2. L’évolution de la jurisprudence sur le travail dominical

La jurisprudence française a maintenu une position ferme sur le respect de l’obligation de fermeture dominicale en considérant que la méconnaissance de celle-ci constituait un trouble manifestement illicite (C. Cass. Chambre sociale 13/06/2007). Ainsi, les commerçants du centre Usine Center en région parisienne ne pouvaient faire travailler les salariés sous couvert d’opérations commerciales à caractère dérogatoire permanent.

De même, elle a sanctionné un employeur qui avait tenté d’imposer le travail dominical à un serveur qui jusque là ne travaillait pas le dimanche et l’avait licencié (C Cass. Chambre sociale 18 janvier 2012).

La jurisprudence européenne semble pour l’instant aller dans le même sens. Dans son arrêt du 23 novembre 1989 la Cour européenne de justice pose le principe de la validité de l’interdiction du travail dominical dans une perspective d’échange entre les pays membres : « L’article 30 du traité doit être interprété en ce sens que l’interdiction qu’il prévoit ne s’applique pas à une réglementation nationale interdisant à des commerces de détail d’ouvrir le dimanche, lorsque les effets restrictifs sur les échanges communautaires qui peuvent éventuellement en résulter ne dépassent pas le cadre des effets propres à une réglementation de ce genre. »

Ainsi l’interdiction du travail dominical se justifierait dans la mesure où elle n’aurait pas d’impact économique quant aux échanges quantitatifs entre les pays membres de l’Union.

Une question demeure : la différence de législation entre les pays ne fausse-t-elle pas la concurrence dans les zones frontalières ?

2°) Des normes protectrices remises en cause au nom de la protection même du salarié ou de la liberté individuelle face à des organisations jugées peu représentatives par les salariés eux mêmes

La loi de part son caractère général ne peut mettre directement en place des solutions pérennes en matière de contrepartie pour les périodes de travail de nuit ou dominical. Elle fixe un cadre dans lequel la négociation collective va pouvoir agir.

Celle-ci, issue des discussions entre partenaires sociaux, va dresser dans le détail les règles liées à ces situations et ce en tenant compte des spécificités de chaque branche d’activité (convention collective) voire de chaque entreprise (accord d’entreprise).

Néanmoins, cette solution, qui semble de bon sens, se heurte de plus en plus à des oppositions sur le terrain : elle laisse les salariés des entreprises qui ne disposent pas de représentants du personnel dans une situation parfois délicate : ils pourraient se retrouver dans une négociation individuelle dans laquelle la liberté du salarié ne pèserait pas face au poids des choix de l’employeur.

A. Normes issues de la négociation collective

Les contreparties du travail dominical et du travail de nuit ont généré des situations hétérogènes. Les périodes de travail atypiques ouvrent droit aux salariés à des majorations de salaires et/ou à des repos compensateurs mais ceux-ci peuvent être forts différents en fonction des branches d’activité.

1. Travail de nuit

Au travers de quelques exemples de conventions et d’accord collectifs, nous pouvons mesurer les différences notables des régimes d’indemnisation des périodes de travail atypiques.

La convention collective des entreprises de commerce de gros prévoit dans l’accord du 30 octobre 2002 des contreparties spécifiques au profit des travailleurs de nuit : Article 3 en vigueur étendu

3.1. Contrepartie sous forme de repos compensateur Le travailleur de nuit bénéficie, à titre de contrepartie sous forme de repos compensateur, de

  • 1 journée de repos à compter de 270 heures de travail effectif de nuit ;
  • 2 journées de repos à compter de 540 heures de travail effectif de nuit ;
  • 3 journées de repos à compter de 940 heures de travail effectif de nuit ;
  • 4 journées de repos à compter de 1 180 heures de travail effectif de nuit.

3.2. Contrepartie sous forme de rémunération Tout salarié travaillant habituellement de nuit ou par équipe bénéficie d’une prime indépendante du salaire égale à 10 % du taux de son salaire réel pour chaque heure de travail située entre 21 heures et 6 heures. Les avantages déjà acquis à ce titre sont imputables sur cette prime.

Tout salarié travaillant exceptionnellement de nuit bénéficie d’une prime indépendante du salaire égale à 25 % du taux horaire de son salaire réel pour chaque heure de travail située entre 21 heures et 6 heures.

Outre les majorations prévues ci-dessus, tout salarié effectuant au moins 4 heures de travail entre 21 heures et 6 heures bénéficie d’une indemnité de casse-croûte d’un montant égal à une fois et demie le minimum garanti.

2. Travail dominical

Dans les secteurs industriels, l’article L3132-14 dispose que par accord collectif, les entreprises peuvent organiser un travail par roulement ce qui déroge au repos dominical.

Que se passe t-il à défaut d’accord collectif ? La loi prévoit alors l’intervention de l’Inspection du Travail qui peut, après consultation des représentants des salariés, mettre en place une organisation du travail dérogeant au droit commun.

Dans d’autres entreprises liées aux services de restauration, les salariés ne disposent pas forcément du dimanche. Ainsi, l’article 34 de la convention collective des entreprises de restauration rapide dispose qu’en matière de repos hebdomadaire, celui-ci est de 2 jours mais il n’est pas obligatoirement pris à jour fixe. En outre, les modalités d’application seront définies au niveau de chaque entreprise par l’employeur en tenant compte des besoins de la clientèle sur la base de 2 jours consécutifs pour les établissements ouverts 7 jours sur 7,sans forcément de repos compensateur ou de majoration salariale.

Se pose de nouveau le problème des modalités du consentement du salarié : il s’agirait de savoir si la possibilité de travailler le dimanche constitue un critère de recrutement officiel ou officieux. Or en la matière, il est souvent difficile de démontrer que le candidat au poste a été refusé du fait de son attachement au repos dominical.

B. L’application de normes individuelles au nom de la liberté contractuelle

Les accords dérogatoires analysés précédemment sont expressément prévus par le Code du travail, leur licéité en tant que telle n’est donc pas remise en cause. Toutefois, ces accords laissent à chaque entreprise le soin d’organiser le repos hebdomadaire lorsque les salariés ne sont pas en situation de négocier du fait de la faible implantation syndicale ou de leur situation elle-même (temps partiel, CDD etc...). De fait, dans les plus petites structures, cela ne revient-il pas à une négociation en face à face entre employeur et salarié ?

Le rôle de la jurisprudence européenne dans la sauvegarde des libertés individuelles semble également aller dans le sens de la remise en cause des principes établis. Le choix du moment de travail est-il ou sera t-il de plus en plus constitutif d’une liberté individuelle fondamentale opposable aux autres normes ?

L’arrêt STOECKEL (C.J.C.E., 25 juillet 1991, arrêt C-345/89) a en effet considéré que l’interdiction de travail de nuit des femmes tel que l’édictait le droit français constituait une rupture d’égalité de traitement entre les salariés hommes et femmes. Ainsi, au nom d’un principe considéré comme supérieur, la Cour de Justice des Communautés Européenne a contraint la France à supprimer une protection spécifique à une catégorie de salariés pourtant considérée comme vulnérable.

Une autre institution européenne pourrait venir s’opposer aux prescriptions nationales en matière de droit du travail. Le rôle de plus en plus important de la Cour Européenne des Droits de l’Homme ne risque-t-il pas également de venir perturber les principes établis par le droit national ? Depuis une vingtaine d’années en effet, cette juridiction investit le champ du droit social par l’application des principes garantissant la liberté individuelle dans le cadre de conflits du travail.

Dans le cas du travail de nuit des femmes, des principes considérés comme supérieurs par la jurisprudence européenne pourraient lui permettre d’imposer une modification ou d’élargir encore les dérogations liées au repos dominical : le droit au travail en faveur des personnes qui ne peuvent disposer d’un revenu suffisant qu’en travaillant le dimanche (étudiant) ou libre exercice de la pratique religieuse.

 Conclusion

S’achemine-t-on vers un nouveau modèle social fondé sur la norme négociée collectivement ou individuellement et la remise en cause du rôle du droit du travail traditionnel ?

Dans les affaires médiatisées essentiellement liées aux magasins de distribution, des salariés ont manifesté contre les actions menées par les syndicats et visant à faire respecter le principe du repos dominical. Ces salariés revendiquaient la liberté du travail dominical en brandissant deux arguments : la liberté individuelle et la faible représentativité des syndicats.

Les chiffres de la représentativité syndicale en France sont de fait très faibles. Si on considère les chiffres de l’OCDE en 2010, seuls 7,8 % des salariés français étaient syndiqués. Ce chiffre est d’autant plus préoccupant pour le dialogue social qu’il n’est pas homogène et que certains secteurs sont quasi dépourvus de représentation syndicale. Cette faible présence nuit considérablement à la légitimité et à l’efficacité des organisations salariales dans le cadre des négociations collectives.

En outre les évolutions de l’environnement des entreprises font peser sur elles des impératifs de plus en plus prégnants.

Le commerce en ligne constitue de fait pour les entreprises de vente traditionnelle une menace et l’argument du contact direct peut encore constituer un argument de vente efficace, encore faut-il que le consommateur puisse trouver le temps de se rendre dans ce type de commerce. Or ici aussi les évolutions sociétales sont à la fois importantes et rapides. Les évolutions de la structure familiale, les temps de trajets professionnels et les horaires réels de travail diminuent le temps de consommation « classique » : après le travail ou le samedi.

Les compensations actuelles du travail de nuit et/ou dominical peuvent-elles à terme disparaître en considérant que le dimanche devient une journée banalisée ? Un avis du conseil économique social et gouvernemental du 2 mars 2007 préconise de « ne pas banaliser cette journée en généralisant l’ouverture des commerces et de maintenir le principe du repos dominical ». Cet avis a été repris dans le rapport Bailly de 2013. Au delà du débat sur le travail, ceci ne constitue-t-il pas une ouverture vers d’autres évolutions ?

Le rapport Bailly remis au Premier Ministre le 30 septembre 2013 portant sur le travail dominical dans le secteur du commerce préconise d’une part de réaffirmer le principe du repos dominical mais d’autre part de conduire une évolution des pratiques actuelles rendue nécessaire par les contraintes économiques de l’environnement des entreprises commerciales.

Ces évolutions visent un triple objectif :

  • Rendre plus cohérents les dispositifs et les dispositions actuellement en vigueur en matière d’ouverture des commerces le dimanche : la multiplication des dérogations rend illisible le droit et crée de l’insécurité juridique pour l’ensemble des acteurs ;
  • Harmoniser la situation des salariés amenés à travailler de manière non permanente le dimanche (pour les commerces alimentaires, la dérogation resterait permanente sans contrepartie pour les salariés comme à l’heure actuelle) ;
  • Éviter les distorsions de concurrence préjudiciables aux entreprises déjà fragilisées par les évolutions récentes dans le secteur de la distribution (vente par internet).

Mais ces préconisations ne répondent pas à tous les problèmes : les magasins situés en zones frontalières subiront encore la concurrence de commerces situés de l’autre coté de la frontière. L’Europe ne semble pas encore prête à légiférer sur ce point du fait de visions très différentes de ses membres.

En outre, l’obligation du caractère volontaire du travail dominical reste toujours délicate à vérifier et à contrôler.

Elles tiennent compte de nouveaux phénomènes indéniables : les flux de touristes étrangers qui se retrouvent dans l’impossibilité de consommer le dimanche (cas typique des grands magasins parisiens), la montée du commerce via Internet qui a dépassé 50 milliards d’euros en 2013.

Si la réaffirmation de la prohibition du travail de nuit et du travail dominical n’empêche pas le législateur de multiplier les exceptions, plusieurs raisons peuvent expliquer ce processus en deux temps.

Les contraintes économiques : un certains nombre d’experts de plus en plus présents médiatiquement incitent de manière globale à mettre fin à ce qu’ils considèrent comme des rigidités nuisibles à la productivité des entreprises françaises.

A l’inverse d’autres considèrent comme nécessaire le maintien de moments communs entre tous les acteurs de la société au risque d’accentuer les fractures déjà présentes. La remise en cause de ces moments communs échappant aux contraintes du travail constituerait un risque de désintégration sociale en marginalisant certains groupes qui se retrouveraient dans l’incapacité de vivre les moments sociaux nécessaires à un bon « vivre ensemble ».

 Bibliographie

  1. Darès analyse N° 75 octobre 2012
  2. Rapport Bailly 2013
  3. Association française de Droit du travail et de la sécurité sociale « CEDH et droit du travail » JP Marguénaud et Jean Mouly 21 mars 2008
  4. Droit du travail Droit vivant J-E Ray Editions Liaisons 2013
  5. Convention collective des entreprises de commerce de gros Accord du 30 octobre 2002
  6. « Le travail de nuit : impact sur les conditions de travail et de vie des salariés ». Avis et rapport du Conseil Economique, Social et environnemental, rapporteur François Edouard, 2010.
  7. Code du travail, Edition 2014
  8. Droit du travail , Edition 2014 Jean Pelissier , Gilles Auzero , Emmanuel Dockès Dalloz
  9. Droit du travail Elsa Peskine , Cyril Wolmark Dalloz 2013
  10. Loi n° 2009-974 du 10 août 2009, JO du 11 août 2009, Décret n° 2009-1134 du 21 septembre 2009, JO du 22 août 2009
  11. www.Legifrance.gouv.fr
  12. Temps de travail : pour une concordance des temps, Droit Social 1995
  13. C. Cass. Chambre sociale 13/06/2007
  14. C Cass. Chambre sociale 18 janvier 2012
  15. CEJ arrêt du 23 novembre 1989 ; Torfaen Borough Council contre B & Q plc.

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