Management intergénérationnel : les clefs pour comprendre et s’adapter

, par Stéphanie Thieyre

Les personnes nées après la seconde guerre mondiale ont déjà fait l’objet de nombreuses études. Dénigrés il y a une dizaine d’années et forcés à partir en préretraites, les salariés seniors, ceux nés entre 1945 et 1964, les « babyboomers » constituent pourtant aujourd’hui le socle sur lequel de nombreuses entreprises s’appuient. Au 1er janvier 2010 des accords ou des plans d’action sur le recrutement ou le maintien de seniors dans l’emploi devaient être effectifs dans toutes les branches d’activité. 80 accords de branches et 33 900 accords ou plans d’entreprise ont été mis en œuvre, couvrant deux tiers des salariés : le taux d’emploi des seniors de 55 à 59 ans a augmenté de 4 points en France depuis 2007, pour revenir à la moyenne européenne, soit 60%. Les entreprises ont été encouragées à bénéficier du travail des seniors, de leurs compétences et expertises. Les jeunes eux, nés après 1980 appelés « génération Y », arrivent depuis quelques années dans l’entreprise. Leur intégration est cruciale car ils constitueront à court terme la majeure partie des salariés en France : environ 13 millions d’individus. Entre ces deux générations se trouve celle née entre 1965 et 1980, la « génération X ». Ces trois groupes d’individus cohabitent dans l’entreprise et un des défis les plus prégnants aujourd’hui semble être celui du management intergénérationnel.
Pourquoi l’intergénérationnel est-il désormais un sujet d’actualité ? Pour quelles raisons pose-t-il problème ? Quels sont les enjeux qui en découlent pour les entreprises et comment peuvent-elles y répondre ?
Dans un premier temps, à travers une caractérisation de ces générations : boomers, X et Y, nous tenterons d’expliciter ce qui induit les tensions intergénérationnelles, puis nous essayerons de proposer des pistes d’analyse et de réflexion pour parvenir à un équilibre, permettant à l’entreprise de résoudre cette problématique de management.

La notion de génération peut être définie de quatre manières : familiale, démographique, politique (ou historique) et sociale. La génération « familiale » permet de situer les individus dans une lignée par rapport à leurs parents, leurs enfants ou leurs collatéraux. Du point de vue « démographique », une génération désigne un ensemble d’individus nés au même moment et qui auraient donc le même âge tout au long de leur vie, le vocable couramment utilisé est celui de cohorte. La génération « politique » ou « historique » signifie qu’un groupe de personnes, sensiblement du même âge, par leurs mobilisations, leur expérience collective face à des événements particuliers ou leurs conflits, fabriquent une identité collective. La génération de mai 1968 est souvent citée en exemple.

Être confronté à des circonstances semblables au même âge ne suffit cependant pas à constituer un groupe homogène, mais favorise des « cristallisations générationnelles » comme l’a montré le sociologue allemand Karl Mannheim (1926). Ainsi comme phénomène « social », la génération combine les éléments des deux dernières définitions : elle désigne un groupe d’individus définis par l’âge (définition démographique) et caractérisés par une expérience historique commune (définition politique ou historique).

L’appartenance à une génération, l’âge, sont-ils les principaux facteurs expliquant les différences de point de vue ? Un modèle, nommé « spirale dynamique », élaboré par le Dr Clare Graves, décrit le processus d’évolution de l’humanité et tente d’expliciter l’évolution des comportements et le changement des sociétés. Grâce à ce modèle, on peut décomposer plusieurs niveaux d’existence, reposant sur une valeur profonde adoptée par l’Homme pour s’adapter aux conditions de vie qu’il rencontre. La transition d’un niveau à l’autre se produit lorsque l’équilibre trouvé au niveau actuel est synonyme désormais d’« inconfort ». L’évolution est caractérisée par un effet de balancier qui se fait sur deux axes : l’un centré sur soi et l’autre sur le collectif. La spirale dynamique décrit huit niveaux d’existence connus à ce jour. Trois seront évoqués pour illustrer la situation actuelle en France, pouvant être observée au sein des entreprises.

Le premier niveau est celui apparu il y a environ 6000 ans, ce niveau d’existence repose sur une vision qui est que « le monde est contrôlé par une vérité ultime qui punit et éventuellement récompense ». Pour exister dans ce niveau, il faut donc vivre en conformité avec les exigences édictées par cette vérité ultime (religion, état, responsable hiérarchique…). Il est donc primordial de respecter les règles, d’être utile et discipliné ; comme l’exige l’autorité, sous peine d’être jugé et marginalisé. La valeur adoptée est centrée sur le « respect du collectif maintenant pour obtenir une récompense plus tard ». Autrement dit, on obéit à court terme en espérant en obtenir des bénéfices à moyen ou long terme.

Il y a environ 600 ans est apparue une autre perception de l’existence. Des individus ont été las d’attendre une récompense future qui n’arrivait jamais, déçus de constater que l’autorité ne parvenait plus à les protéger et ils ont donc opté pour une vision du monde comme étant « un endroit plein de ressources et d’occasions de se créer une vie plus prospère ». Dans cette perspective, pour avoir du succès et de l’influence, il faut démontrer que l’on a réussi matériellement, comprendre le monde pour en tirer le meilleur parti, utiliser les progrès technologiques, oser entreprendre, relever les défis et gagner des compétitions. La valeur adoptée est centrée sur « l’expression du soi de manière calculée afin de réussir et gagner le maximum de biens matériels ».

Depuis 90 ans un autre niveau d’existence, basé sur une vision du monde comme étant « un habitat commun de l’humanité » devient de plus en plus prépondérante. Conscient des limites des périodes précédentes, l’être humain accepte de se centrer sur le collectif, mais il désire en obtenir le bénéfice immédiatement, sous la forme de relations harmonieuses au sein d’une communauté. Il lui faut donc être détaché du dogme, de l’exploitation et de l’avidité, distribuer et partager les ressources pour tous, restaurer les valeurs spirituelles par une exploration de sa vie intérieure et une meilleure estime de soi, vivre par consensus et promouvoir un sens commun. La valeur adoptée est orientée sur « le collectif, maintenant, pour obtenir l’harmonie pour soi et les autres ».

Ce modèle multiculturel et multidimensionnel peut s’appliquer à une nation, une organisation, une entreprise etc. et sa richesse réside dans le fait que les niveaux d’existence les plus récents s’ajoutent aux anciens et coexistent avec eux. Les comportements attribués à chaque génération ne sont donc pas exclusivement liés à l’appartenance à une classe d’âge mais à un système de valeurs sociétales qui évoluent en fonction de nouvelles conditions de vie.

Schématiquement toutefois, on retrouve assez explicitement la génération des boomers dans le premier niveau, la génération X dans le second et la génération Y, à la fois individualiste et communautaire, apparait dans le troisième.

En effet, les seniors ou boomers ont connu le plein emploi, une croissance continue à l’ère industrielle, dans un monde bipolaire. Mai 68 les a centrés sur eux-mêmes, parents-rois, et leur a donné le pouvoir dans l’entreprise. Leur rapport au travail et au management est clair, manichéen, hiérarchique, pyramidal. Pour eux le contrat social était limpide.

La génération X a elle connu de nombreuses mutations entrepreneuriales, sociétales et technologiques. Cette génération a subi de plein fouet l’évolution de la société industrielle vers la société des savoirs et de l’information, tout en étant plongée dans une culture managériale du mérite, jugée sur les résultats. Le contrat social a commencé à changer pour finalement disparaître avec la génération Y.

Cette dernière génération vit dans le monde du savoir et de l’information, ultra-connectée, dans une logique de réseaux et communautés multiples, sans frontières, ni tabous. Enfant-roi, client-roi, ils baignent dans des valeurs différentes et signifiantes : le développement durable, la moralisation du capitalisme, le culte de la tribu et de l’individualisme. Leurs rapports au travail et à la hiérarchie ont changé, l’épanouissement personnel et les valeurs portées par l’entreprise sont indissociables de leur engagement.

Trois groupes coexistent donc dans l’entreprise. On peut identifier des comportements communs liés à une génération « sociale » ou à un système de valeurs dans lequel chaque personne évolue. De quelle façon ces identités particulières impactent-elles leur engagement, leur motivation au travail et leur performance ?

L’élément que les praticiens citent volontiers en évoquant la difficulté de manager ces trois générations est celui de la motivation au travail. Cette motivation joue un rôle essentiel dans la performance individuelle et collective. Elle est cruciale pour la pérennité de l’entreprise.

La relation entre la valeur attachée au travail et le management est évidente. Cette valeur conditionne la qualité de l’implication à la tâche et l’efficience du manager à mobiliser le meilleur des ressources individuelles. Dans l’antiquité grecque Aristote trouvait l’esclavage normal, le travail était pour lui la marque d’un statut social inférieur. A l’opposé à l’époque de la Réforme, Calvin disait « tous ceux que le Seigneur a adoptés se doivent préparer à une vie dure, laborieuse, pleine de travail et d’infinis genres de maux. »

Depuis 1936, les congés payés ont permis l’émergence d’une société de loisirs. Ce phénomène a été renforcé par les 35 heures. Le travail est devenu une notion souvent abstraite. Les individus se réalisent de plus en plus dans le cadre privé et non professionnel. De nombreux théoriciens ont tenté de cerner les ressorts de la motivation au travail : Taylor, Ford, Herzberg, Maslow entre autres. Elisabeth Lahouze-Humbert s’est penchée sur la Pyramide de Maslow, afin de l’étudier sous l’angle de l’analyse générationnelle. L’entreprise doit connaître les motivations qui poussent tout individu à œuvrer dans le cadre de son travail. Ces motivations sont analysées en

Le premier est celui des besoins physiologiques : se nourrir, s’abriter, se vêtir. Les trois générations sont concernées. Le second est le besoin de sécurité : sécurité de l’emploi, de la santé, de protection de la famille. Ce besoin est fluctuant en fonction des responsabilités familiales et du goût ou de l’aversion au risque de chacun. Il ne faut pas nécessairement qu’il soit satisfait pour passer au niveau suivant. Le troisième est lié au besoin d’appartenance. Celui-ci est capital pour la génération Y. Les nouvelles technologies ont permis l’appartenance à de multiples réseaux et ils en sont fiers. Les seniors citent plus volontiers l’entreprise pour laquelle ils travaillent, que les jeunes. Ils s’associent à la notoriété de celle-ci. Le quatrième besoin est celui de l’estime de soi : besoin d’être reconnu, estimé par soi-même et les autres. Les seniors souhaitent la reconnaissance de leur investissement et de leurs compétences ; les X ont besoin qu’on leur fasse confiance en déléguant et qu’ils soient libres d’agir ; les Y veulent du respect, car pour eux « la valeur n’attend pas le nombre des années ». Le cinquième et dernier besoin est le besoin de se réaliser : c’est-à-dire de réaliser tout son potentiel, d’utiliser toutes ses capacités. Toutes les générations revendiquent ce besoin, mais il est probablement plus fort en début et milieu de carrière qu’à la fin. Ces éléments étant définis, l’expérience prouve que les deux premiers besoins comblés, les salariés estiment souvent qu’il existe une vie en dehors de l’entreprise. La génération X souhaite un équilibre travail-famille et la Y veut le compromis idéal dès son arrivée sur le marché du travail en associant également la dimension sociale au binôme travail-famille. Pour eux c’est l’immédiateté qui prime. Or cette pyramide de Maslow suppose une progression dans le temps.

Les 5 besoins des 3 générations (Source : Le choc générationnel, E. Lahouze-Humbert, Editions Maxima, 2010.)

Besoins Senior Génération X Génération Y
1. Physiologiques Besoin universel Besoin universel Besoin universel
2. Sécurité Sa sécurité est globalement assurée [1] Très fort besoin de sécurité : il a charge d’âme Sécurité : peu important, il se croit invincible et employable
3. D’appartenance Très fort sentiment d’appartenance à l’entreprise Peu de sentiment d’appartenance, il n’a pas confiance dans l’entreprise Besoin d’appartenance très fort à un réseau pas à l’entreprise
4. D’estime de soi N’a plus rien à prouver en terme de compétences, veut simplement qu’on le reconnaisse Veut monter en compétences et des défis à relever Se pense très compétent grâce à ses études
5. De se réaliser Réalisation de soi : sa carrière est derrière lui Il a besoin de se réaliser : toute sa carrière est à faire Besoin de se réaliser par tous les moyens

Pour motiver ses équipes le manager doit être conscient de ces différences. Ce qui fait agir un individu, c’est la perception plus ou moins nette de l’insatisfaction de son besoin. Ce déséquilibre ressenti va le pousser à mener un certain nombre d’actions, afin de retrouver un point d’équilibre et chasser le stress. On peut donc supposer que le management intergénérationnel doit s’adapter à ces disparités.

Les enjeux pour l’entreprise sont simples et vitaux. Il est nécessaire de valoriser les seniors, afin qu’ils transmettent leurs savoirs et soient impliqués dans leur vie professionnelle ; la génération X veut monter en compétences et souhaite être responsabilisée, l’entreprise doit la fidéliser en le lui permettant ; quant à la génération Y, probablement la moins facile à gérer, elle désire trouver un consensus entre ses vies professionnelle, privée et sociale, affirmer ses besoins et exprimer ses émotions, éprouver du bien-être dans son travail tout en étant performante. C’est un fait que l’entreprise doit connaître ces attentes et les anticiper pour y répondre de façon cohérente. Ce vaste programme nécessite toutefois une prise de conscience des réalités, qui rythment le quotidien d’une entreprise.

Aristote écrivait en 350 av. J.-C. « De nos jours, la jeune génération est impudente, égocentrique, et n’a pas le respect des valeurs ». Ce constat qu’il formule force à sourire, on peut se demander si l’Histoire n’est pas cyclique et si le phénomène du management intergénérationnel n’a pas toujours existé. Probablement, mais il demeure une nouveauté : l’explosion des nouvelles technologies de l’information et de la communication, les liens tissés sur la toile grâce à Internet. La génération Y a aboli les frontières, les réseaux servent de passerelle à une culture globale. Les jeunes nous forcent à penser différemment le travail, la communication, la culture et la vie. Le contrat social qui existait auparavant entre employés et entreprises n’existe plus, la communication a évolué, les repères sont planétaires et nous travaillons dans une culture de l’instantané.
Vouloir préserver l’ancien système est voué à l’échec. Les managers doivent favoriser les processus coopératifs et faire le choix de l’horizontalité, de la transversalité, de la mise en réseau. Valoriser la diversité, créer de la cohésion, sont des notions au cœur de nombreuses politiques d’entreprises. Le management doit être interculturel au sens des origines et des générations, les pratiques doivent évoluer, c’est certainement la seule alternative pour s’assurer un avantage concurrentiel dans un monde de plus en plus ouvert et compétitif.

Bibliographie

  • Alternatives économiques, Générations, Hors série n°85, 3e trimestre 2010
  • Graves C., « Levels of Existence : An Open System Theory of Values. » Journal of Humanistic Psychology. Vol. 10 No.2., pp. 131-155, Fall 1970
  • Lahouze-Humbert E., Le choc générationnel, , Editions Maxima, 2010
  • Ollivier D. & Tanguy C., Génération Y, mode d’emploi - Intégrer les jeunes dans l’entreprise, De Boeck Université, Bruxelles, 2008
  • Pouget J., Intégrer et manager la génération Y, Vuibert, 2010

Notes

[1Son salaire est assuré s’il reste en poste, peut-être grâce à la loi 2010 sur le quota des seniors mais le montant de sa retraite est menacé.

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