Multiculturalisme versus interculturalisme : quelle approche adopter en management des organisations ?

, par Stéphanie Thieyre

Dans un contexte de mondialisation économique, d’intégration croissante des espaces économiques régionaux, nombreuses sont les entreprises qui doivent gérer leurs activités à l’échelle mondiale. Dans ce cas, elles sont alors confrontées à différents contextes culturels dont les spécificités peuvent influencer la pratique des affaires. Parallèlement la population des cadres s’internationalise de plus en plus et cette mondialisation des marchés engendre un flux croissant de mobilité internationale. Les individus communiquent à l’échelle planétaire, se rencontrent, échangent, vivent et travaillent avec des interlocuteurs issus de contextes linguistiques et socioculturels extrêmement variés.

La compréhension entre individus de cultures différentes nécessite des « ajustements ». Le simple fait d’entrer en contact avec des personnes appartenant à d’autres univers culturels ne peut garantir le développement d’une attitude ouverte et tolérante. Les entreprises multinationales tentent d’imposer leur modèle de management dans leurs filiales, mais les individus s’organisent différemment selon les pays. Quels sont donc les modèles théoriques qui vont permettre aux entreprises de s’adapter à ce défi permanent du management interculturel ? Comment gérer d’un point de vue humain l’adaptation des employés à un contexte de travail international et l’optimiser ?

Nous verrons dans une première partie les principales approches de l’analyse interculturelle. Celle-ci peut être située dans le champ large des sciences humaines et étudiée à travers des notions telles que l’altérité, les malentendus, le langage, l’espace-temps, l’histoire ou la communication. Notre approche se centrera sur les apports et limites des approches « classiques » de la diversité culturelle : multiculturalisme ou interculturalisme. La deuxième partie sera consacrée aux théoriciens qui ont étudié les problématiques interculturelles liées à l’internationalisation des entreprises. La mobilité internationale est toujours un thème d’actualité pour les entreprises, et le management d’équipes multiculturelles un défi au quotidien.

Le premier problème lié au management interculturel est celui de la communication. En effet, c’est par la découverte de la culture de l’autre que naissent les représentations, les préjugés, les stéréotypes, les clichés, les idées reçues (en positif et en négatif). La maîtrise des formes linguistiques est nécessaire mais ne suffit pas à la communication. Les structures formelles d’une langue ne sont qu’un vecteur et ne représentent que la surface visible et émergente de la communication. La transmission d’un message n’est jamais neutre : toute situation de communication est une situation où l’intention et les représentations des émetteurs et des récepteurs conditionnent la diffusion et l’interprétation du message. Dans certains cas, le locuteur et l’interlocuteur sont en phase et la transmission est réussie. Dans d’autres cas, il y a divergence et la compréhension se transforme en malentendu ou en incompréhension. D’où la nécessité de connaître la culture de son interlocuteur pour s’y adapter.

La culture est « un ensemble de manières de voir, de sentir, de percevoir, de penser, de s’exprimer, de réagir, des modes de vie, des croyances, des connaissances, des réalisations, des us et coutumes, des traditions, des institutions, des normes, des valeurs, des mœurs, des loisirs et des aspirations ». (Dictionnaire actuel de l’éducation, Larousse, 1988). La première approche interculturelle a été de définir l’individu à travers son groupe d’appartenance culturelle, c’est ce que l’on nomme le modèle multiculturel.

Le multiculturalisme (variante anglosaxonne du pluralisme focalisée sur la reconnaissance des différences culturelles) est une modalité possible du traitement de la diversité. Le multiculturalisme met l’accent sur la reconnaissance et la co-existence d’entités culturelles distinctes en donnant la priorité au groupe d’appartenance. « L’individu est d’abord, et essentiellement, un élément du groupe. Son comportement est défini et déterminé par cette appartenance. L’identité groupale prime sur l’identité singulière. L’accent est mis sur la reconnaissance des différences ethniques, religieuses, migratoires, sexuelles, etc. Le multiculturalisme additionne des différences, juxtapose des groupes et débouche ainsi sur une conception mosaïque de la société. Ce modèle additif de la différence privilégie les structures, les caractéristiques et les catégories. » (Martine Abdallah-Pretceille, L’éducation interculturelle, PUF, 2004, coll. « Que sais-je ? »).

La limite principale de cette approche est que le multiculturalisme n’a permis de résoudre ni le problème des relations entre les groupes, ni la paix sociale. En surinvestissant la variable culturelle, on prend le risque de stigmatiser certains individus et d’accentuer des comportements de rejet et d’exclusion. Le multiculturalisme, tout en reconnaissant les différences, s’arrête en fait à une structure de cohabitation, de coprésence des groupes et des individus. Cette structuration est potentiellement conflictuelle, car les relations inégalitaires ne sont pas remises en cause.

Or chaque individu est un être pluriculturel qui porte en lui une culture liée à son sexe, à son âge, à sa formation, à sa catégorie socioéconomique, à sa religion, à sa région d’origine, à la famille qu’il a constituée par exemple. Tout individu est donc un être multiculturel. On désigne cependant pour des raisons statistiques par le vocable « culture globale » la culture d’un groupe national, économique, générationnel, chaque fois que l’analyse de comportements culturels de masse est nécessaire. La culture globale est le résultat d’un processus historique, elle évolue, elle produit des dimensions matérielles, des idées, et possède divers sous-ensembles, mais ne reflète que partiellement la réalité.

On peut donc estimer que l’interculturalisme propose une alternative au traitement de la diversité culturelle, en rendant possible le fait que chaque individu puisse s’exprimer à partir de plusieurs cultures. Le préfixe « inter » d’« interculturel » indique une mise en relation et une prise en considération des interactions entre des groupes, des individus, des identités. Ainsi, si le multi et le pluriculturel s’arrêtent au niveau du constat, l’interculturel opère une démarche, il ne correspond pas à une réalité objective. L’approche interculturelle n’a pas pour objectif d’identifier autrui en l’enfermant dans un réseau de significations, ni d’établir des comparaisons sur la base d’une échelle ethnocentrée. L’interculturel accorde une place plus importante à l’individu en tant que sujet qu’aux caractéristiques culturelles de l’individu.

La diversité culturelle étant admise et étudiée, des chercheurs en sciences de gestion ont tenté d’élaborer des modèles permettant aux entreprises d’optimiser la gestion des ressources humaines dans un contexte interculturel. Nous étudierons l’approche d’Hofstede, complétée par Hall, et celle d’Iribarne.

Geert Hofstede a été l’un des premiers à élaborer une grille d’analyse des différences culturelles à destination des praticiens. Dans un premier temps il a défini les cinq éléments suivants :

  • La distance hiérarchique, qui désigne l’acceptation de l’inégalité de pouvoir par celui qui y est soumis ;
  • Le contrôle de l’incertitude, qui désigne le degré de tolérance d’une culture face à l’inquiétude provoquée par des événements à venir ;
  • L’individualisme/le collectivisme, qui exprime le degré de liberté (d’autonomie) d’un individu par rapport à un groupe, à la société dans laquelle il vit ;
  • La dimension masculine/féminine, qui indique si la société est d’une part, sensible à des facteurs émotionnels (féminin), factuels (masculin) et, d’autre part, organisée avec une séparation marquée ou non des rôles des deux sexes dans les tâches de la vie quotidienne ;
  • L’orientation court terme/moyen terme. Les valeurs associées au court terme sont le respect des traditions, la satisfaction des obligations sociales. Les valeurs associées à une vision à long terme (dite « vérité ») sont liées à l’économie et la persévérance.

Cette étude fut basée sur une enquête menée auprès d’employés d’IBM dans 70 pays. Elle permit l’élaboration d’une cartographie de l’approche culturelle par pays avec ces cinq facteurs de différenciation qui donnent des clés d’interprétation quant au comportement des ressortissants des pays étudiés. On se situe alors dans une approche multiculturelle.

Hofstede a également déterminé les trois types de problème, auxquels l’homme est confronté : sa relation avec les autres, sa gestion du temps et la façon dont il traite avec le monde extérieur. A ces trois problématiques, les cultures apportent des réponses différentes qui peuvent être analysées selon 7 dimensions : universalisme ou particularisme, individualisme ou collectivisme, objectivité ou subjectivité, degré d’engagement – diffus ou limité – envers une personne ou une situation, statut attribué ou statut acquis, attitude à l’égard du temps, volonté de contrôle de la nature.

Les cultures universalistes considèrent qu’une solution qui a résolu un problème une fois doit toujours être appliquée. En cela elles préfèrent appliquer la norme, la règle. Elles cherchent la solution à portée générale, quels que soient les cas particuliers. À l’inverse, les cultures particularistes accordent plus d’attention aux obligations relationnelles et aux circonstances conjoncturelles. Confrontés à un problème, les particularistes cherchent une solution adaptée à la situation particulière.

L’individualisme se définit comme « une orientation fondamentale vers soi-même » et le collectivisme comme « une orientation fondamentale vers des buts et des objectifs communs ». Ces deux types perçoivent par exemple différemment les organisations. Dans les cultures privilégiant l’individu, l’organisation est un outil au service des intérêts de chacun. Les rapports y sont régis par des liens abstraits, juridiques et réglés par des contrats. Pour les collectivistes, l’organisation est un ensemble social où les membres établissent des relations et où chacun doit contribuer au développement de l’ensemble.

Selon la culture, les émotions peuvent être exprimées différemment. Dans certains pays, il est naturel d’exposer ses états d’âme tandis que pour d’autres nationalités cela est mal perçu. Les « affectifs » admettent les attitudes subjectives, guidées par les sentiments. Les « neutres », au contraire, privilégient les attitudes objectives, rationnelles, dépassionnées. Ils préfèrent éviter d’exprimer leurs sentiments. Les « neutres » considèrent qu’il ne faut jamais manifester ses émotions, surtout pas sur le lieu de travail. Pour eux, l’attitude affective accuse un manque de maîtrise et d’objectivité. Les styles de communication verbale et plus particulièrement les rythmes de communication sont représentatifs de ces deux façons de gérer les sentiments. Un silence dans la communication sera ainsi perçu comme un échec pour des occidentaux alors que pour un asiatique il s’agit d’une simple pause permettant l’assimilation des informations. Le ton de la voix est également sujet à diverses interprétations. Si les sociétés à culture neutre voient les changements de ton comme un manque de maîtrise de soi, les pays latins, quant à eux, considèrent que l’interlocuteur prend son rôle à cœur. La part de la personnalité et de la vie privée dévoilée aux autres dans le cadre professionnel dépend des cultures. Certains changent de comportement selon le contexte, tandis que d’autres gardent la même attitude en tous lieux. Ceux qui compartimentent leur vie sont « spécifiques ». À l’inverse, les « diffus » ne marquent pas de frontières entre les différents aspects de leur vie. Ainsi, les cultures diffuses considèrent la vie privée comme liée à la vie professionnelle tandis que les individus appartenant à une culture spécifique vont, quant à eux, effectuer un clivage entre leur vie privée et leur vie professionnelle. La position sociale se révèle être de nature différente selon les groupes sociaux. Dans certaines cultures, le statut social est attribué en fonction de l’âge, de l’origine, de la profession, des diplômes. Dans d’autres cultures, on l’acquiert par ses réalisations, ses succès, ses actions. Le statut « attribué » est conféré par un état. Le statut « acquis » est le résultat d’une action.

Au sein de certaines cultures, le temps est une série d’événements qui passent les uns à la suite des autres sans influence réciproque. Les activités sont organisées en séquences successives et isolables. Ces cultures, dites séquentielles, programment l’utilisation du temps. Des outils très poussés de planification ont ainsi été élaborés. Dans d’autres groupes culturels, les événements suivent un cycle. Chaque heure du jour se répète, et le temps n’est organisé qu’en cycle : jour, semaine, mois, saison, année… De plus, le passé, le présent et le futur s’interpénètrent à tel point que, par exemple, l’expérience du passé ou les attentes du futur influent sur la vision du présent. Dans ces cultures, dites synchrones, on préfère réagir aux circonstances plutôt que suivre un calendrier. Le cas échéant, plusieurs activités sont menées en parallèle. En général, les synchrones trouvent que les séquentiels manquent de souplesse tandis que les séquentiels jugent les synchrones désorganisés.

Le dernier élément culturel est celui qui se réfère au noyau dur de la culture, c’est-à-dire le rapport à l’environnement. Certains considèrent qu’ils peuvent contrôler la nature. Les membres de cette culture sont orientés vers eux-mêmes, ils conçoivent l’organisation comme obéissant à ceux qui la conduisent. D’autres, plus orientés vers l’extérieur, pensent que l’homme doit accepter les lois de l’environnement qui s’imposent à lui. Ils se laissent guider par ces lois, veulent vivre en harmonie avec la nature. Edward Hall ajoute deux composantes à ces sept dimensions qui permettent de comprendre et de déchiffrer les comportements des étrangers.

Selon lui, chaque personne a autour d’elle une bulle personnelle d’espace qui s’étend et se contracte selon un certain nombre d’éléments : la relation des personnes environnantes, l’état émotionnel, l’arrière-plan culturel et l’activité qui se déroule. Peu de gens sont autorisés à pénétrer ce territoire mobile et ceci pour de courtes périodes de temps. Des changements dans cette bulle d’espace peuvent rendre les gens mal à l’aise ou agressifs. En Europe du Nord, les bulles sont très larges et les gens gardent leurs distances. En France du Sud, Grèce, Espagne et Italie, les bulles se rétrécissent si bien que la distance perçue comme intime dans le Nord est celle d’une conversation normale dans le Sud. Les êtres humains au cours de leur vie intègrent des centaines d’indices spatiaux. Ils s’imbibent de la signification de ces indices, dans le contexte de leur propre culture. Comme la plupart des gens ne pensent pas que la distance personnelle est un modèle culturel, les indices spatiaux étrangers sont presque inévitablement mal interprétés. Quand un étranger apparaît agressif, froid ou distant, cela peut vouloir dire seulement que sa distance personnelle est différente de la nôtre.

Hall montre également que les variations culturelles s’expriment à travers les contextes de communication. Le contexte est l’ensemble d’informations qui entourent un événement ; il est étroitement lié à la signification de l’événement. Les éléments qui concourent à donner une signification à un événement sont en différentes proportions selon les cultures. Le contexte riche est celui où la plupart des informations sont déjà dans la personne, pendant que peu d’informations sont transmises dans la partie explicite, codée, du message. Un contexte pauvre de communication est le contraire : une grande masse d’informations est transmise dans le cadre explicite.

Philippe d’Iribarne travaille également sur l’influence des cultures nationales sur le fonctionnement des organisations. Il part d’une définition de la culture prise à l’anthropologie. Celle-ci est un système de sens à travers lequel l’individu perçoit et interprète une situation ou une action concrète. L’individu n’est pas déterminé dans son comportement et ses valeurs, qui appartiennent à sa personnalité et à son histoire propre. Mais ses réactions à une situation ou une action donnée seront fonction de son interprétation, donc de ce système de sens. Il a autant investigué l’interculturalisme que le multiculturalisme.

D’Iribarne estime que la mondialisation a entraîné de grandes évolutions dans les pratiques d’entreprise. En France, après la seconde guerre mondiale, on a importé dans les entreprises des pratiques de gestion américaines, puis, dans les années 80 des pratiques japonaises. Les idées circulent mais chacun réinterprète ce qu’il reçoit selon sa logique propre. Ainsi on parle beaucoup en France de relations contractuelles mais en pratique un contrat français engage autrement, surtout entre personnes engagées dans une relation à long terme, qu’un contrat américain. La lecture des situations dont est porteuse chaque culture politique amène à juger sévèrement les points faibles des formes de fonctionnement de la société qu’on observe ailleurs et à considérer avec indulgence les points faibles que l’on trouve là où elle prévaut. Par exemple, nous Français sommes très choqués par la manière dont on peut licencier les travailleurs aux Etats-Unis, alors que cela paraît normal dans la conception américaine, qui met l’accent sur la liberté contractuelle, des liens entre une entreprise et son personnel. Si l’Etat est largement perçu en France comme un protecteur des libertés, il l’est beaucoup plus comme une menace pour les libertés aux Etats-Unis, d’où des conceptions différentes de son rôle. On a les mêmes différences entre Allemands et Américains ou Allemands et Français. La mondialisation ne change rien à cela.

La mondialisation économique n’a pas homogénéisé « l’esprit des peuples ». Le marché se frotte ou se heurte à d’autres rationalismes. En conclusion, lorsqu’on aborde la question de l’interculturel, c’est principalement à la façon dont les hommes travaillent ensemble qu’il faut s’intéresser, en renouant avec les interrogations de Montesquieu et Tocqueville sur les rapports entre les règles et les mœurs, en allant voir sur le terrain comment les manières de coopérer affectent l’efficacité obtenue. Les différentes théories évoquées par les chercheurs sont une clef de lecture, qui varie cependant en fonction de caractéristiques propres à chaque individu. Il paraît cependant essentiel que les entreprises planifient des formations interculturelles adaptées pour les expatriés, les managers d’équipes multiculturelles, les chefs de projet à l’international, les acheteurs, les équipes RH internationales entre autres, afin d’optimiser le management en contexte interculturel et ne pas nier cette « diversité culturelle » reconnue par l’ONU en 2000.

Bibliographie

  • Abdallah-Pretceille, L’éducation interculturelle, PUF, 2004.
  • D’Iribarne, La logique de l’honneur, Seuil, 1989.
  • D’Iribarne, Cultures et mondialisation (avec Alain Henry, Jean-Pierre Segal, Sylvie Chevrier, Tatjana Globokar), 1998.
  • D’Iribarne, Penser la diversité du monde, Seuil, 2008.
  • D’Iribarne, L’épreuve des différences : L’expérience d’une entreprise mondiale, Seuil, 2009.
  • « Itinéraire : Philippe d’Iribarne », Ceras - revue Projet n°265, Mars 2001.
  • http://www.geert-hofstede.com
  • www.geerthofstede.nl
  • Organisation internationale de la francophonie : Interculturel : éléments théoriques, Haydée Maga, Manuela Ferreira Pinto, 2008.

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