Les places de marché électroniques : des enchères inversées au développement de services à valeur ajoutée

, par Pascal Roos

Le mythe du marché parfait sur Internet véhiculé par les places de marché électronique a fait long feu et à l’exception des achats peu stratégiques pour les entreprises, il semble acquis que « les emarketplaces  » vont progressivement enrichir leurs services avec des fonctionnalités à plus haute valeur ajoutée, telles que la standardisation et la synchronisation des données ou encore les applications de gestion de la chaîne logistique, qui reposent sur une intégration informatique plus poussée et sur un travail plus collaboratif entre les partenaires commerciaux.

Introduction  :

Si Internet s’est imposé comme un canal de distribution incontournable dans la relation commerciale avec le consommateur final (business to consumer), il est sans nul doute amené à jouer un rôle de première importance dans le commerce inter-entreprises (business to business) par l’intermédiaire des places de marché électroniques (ou e-market places), places d’échanges virtuelles facilitant la rencontre et les échanges d’informations entre entreprises. Il existerait aujourd’hui 1015 places de marché électroniques dans le monde (dont 524 en Europe), alors que seulement 5% des entreprises des quatre principaux pays européens (Allemagne, France, Royaume-Uni et Italie) ont utilisé des plates-formes de commerce électronique en 2002, ce qui laisse entrevoir un potentiel de croissance considérable pour les années à venir.

Selon les estimations de Gartner Group (début 2002), le marché du commerce électronique inter-entreprises devrait atteindre 5 950 Md $ en 2004 soit dix fois plus que les échanges entre entreprises et consommateurs. Les enjeux économiques des places de marché électroniques sont donc considérables.

Si les places de marché électroniques sont en passe de s’imposer comme des espaces d’échanges incontournables pour un grand nombre d’entreprises, les modes de fonctionnement ainsi que les fonctionnalités proposées sont très variables d’une place à l’autre.

1- Les différentes catégories de places de marché électroniques


On distingue trois grandes catégories de places de marché électroniques, selon la relation de pouvoir qui caractérisent les relations commerciales entre entreprises et la liberté d’accès à ces places.

Les premières et les plus nombreuses sont les places de marché publiques indépendantes, qui sont ouvertes à toute entreprise souhaitant développer ses relations commerciales et ont pour vocation de rassembler le plus grand nombre possible d’entreprises. Ces places de marché sont publiques dans le sens ou leur accès est libre, leur succès dépendant largement du nombre d’entreprises participantes. Les propriétaires de ces places se rémunèrent soit en prélevant une commission sur les transactions réalisées par les entreprises adhérentes entre elles, soit en facturant un droit d’entrée à chacune des entreprises adhérentes.

Les deuxième sont les places de marché sectorielles ou verticales, parrainées par les majors d’un secteur d’activité, à l’image de WWRE (www.wwre.com) créée à l’initiative de plusieurs distributeurs mondiaux, ou encore CPGMarket (www.cpgmarket.com) créée en 2000 par Nestlé, Danone et SAP, Elemica (www.elemica.com) pour les professionnels du bâtiment, exostar (www.exostar.com) pour le secteur aéronautique, ou Covisint (www.covisint.com) pour l’automobile. L’organisation et les modes de fonctionnement sont donc définis en commun par les entreprises fondatrices qui gèrent ces places de marché, et leur accès est nécessairement conditionné à un accord préalable des organisateurs, décerné en fonction de l’intérêt potentiel que représente l’entreprise « candidate ». Les promoteurs de ces places cherchent à bâtir un environnement plus propice aux spécificités de leur secteur d’activité.

Enfin, il existe également des places d’échanges privées (Dell, Cisco, Wal-Mart, Motorola....) créées à l’initiative exclusive d’une entreprise. Dans ce cas, le qualificatif de place de marché est presque abusif, dans la mesure ou l’entreprise cliente est unique face à l’ensemble de ses fournisseurs, ce qui se rapproche davantage d’un club à l’entrée sélective ou d’un extranet, ce qui s’éloigne stricto sensu de la notion de marché. Dans ce cas, le cadre des échanges commerciaux est conçu sur-mesure par l’entreprise qui anime la place.

2- Les différentes fonctionnalités proposées par les places de marché :

L’ensemble de ces places de marché propose aux entreprises qui y participent de nombreuses fonctionnalités, qu’il convient de distinguer  :

- Les appels d’offre ou enchères inversées (ou encore « e-requisitionning »), permettent aux entreprises acheteuses de lancer un appel d’offres auprès de fournisseurs potentiels et de sélectionner la ou les offres jugées les plus intéressantes. La notoriété des places de marché s’est construite sur cette pratique qui, si elle reste moins développée que ne le suggère la couverture médiatique dont elle est l’objet, a permis aux entreprises d’enregistrer des gains considérables à l’achat (de l’ordre de 5 à 20% en moyenne) en réduisant les cycles de négociation et en permettant une réduction des prix fournisseurs. En pratique, les appels d’offre se heurtent néanmoins à de sérieuses limites, dont les principales sont un manque de transparence des pratiques (les participants à l’enchère ne sont pas toujours connus), l’insuffisante prise en compte de la variable qualité au profit exclusif de la variable prix, ainsi que le caractère déloyal de certaines pratiques (surenchères, fausses enchères, ententes).

Finalement, l’intérêt d’avoir recours à ce type de fonctionnalité ne se justifie que pour certains types d’achats. Comme le montre le tableau ci-dessous, les appels d’offres sont surtout pertinents pour les achats dits «  consommables » ou « cataloguables », pour lesquels on sait à priori définir les caractéristiques et à faible intérêt stratégique pour l’entreprise.


Tableau 1 :
Opportunité du recours aux enchères inversées selon la nature des achats

Type d’achats
1. Contrat
2. Cataloguable
3. Configurable

4. Spot

Exemple de biens/services
  • Electicité
  • Téléphone
  • Fournitures de bureau
  • Mobilier
  • Vêtements de travail
  • Transports
  • Voyages
  • Travaux d’impression
  • Projets  :
    • Informatiques
    • Génie civil
Caractéristiques
La Consommation s’effectue sans prise de commande Spécifications définies dans le contrat Spécifications définies à chaque commande sur base d’unités d’œuvre standards Spécifications définies à chaque commande sur base d’unités d’œuvre non standards
Valeur du e-requisitionning
Aucune
Forte

Forte mais nécessite des configurateurs spécifiques par catégorie

Très faible

Source  : Cap Gemini Ernst & Young, www.cgey.fr

Cela implique de la part des entreprises qu’elles segmentent leurs achats afin d’identifier les catégories de produits pour lesquels l’achat par e-requisitionning est applicable et peut générer des économies substantielles à l’achat.

Enfin, au-delà des gains engendrés par l’intensification de la pression concurrentielle sur leurs fournisseurs, le recours aux places de marché et aux enchères inversées a aussi permis aux entreprises de procéder à une mutualisation interne des achats grâce à la mise en place de logiciels d’e-procurement permettant de définir des circuits de validation des commandes et d’enregistrer de substantielles économies grâce à une meilleure organisation interne.

- L’e-sourcing (ou sourcage, veille informationnelle permettant d’identifier de nouveaux fournisseurs potentiels)  : cette fonctionnalité repose sur la mise en relation d’entreprises clientes et fournisseurs à travers l’élaboration d’annuaires sur les sites de place de marché. Le principal intérêt pour les entreprises est de réduire le coût de recherche de nouveaux fournisseurs et de nouveaux prospects. Une fois les entreprises mises en relation, les relations commerciales se déroulent en dehors de la place de marché, selon des modalités traditionnelles. Face à la profusion des contacts générés par l’inscription sur une place de marché publique, les entreprises sont aujourd’hui à la recherche d’une meilleure qualification de ces contacts de telle sorte qu’ils soient moins nombreux mais de meilleure qualité.

- La synchronisation et la standardisation des données  : Cette fonctionnalité permet d’automatiser la gestion des catalogues électroniques entre fournisseurs et clients et d’augmenter la conformité, d’améliorer les interfaces et la mise à jour automatisée des catalogues produits. Les enjeux autour de cette fonctionnalité sont considérables, puisque les coûts liés à la détention d’informations erronées ou non mises à jour sur les données produits coûteraient chaque année aux entreprises 1,75 milliards d’euros, soit 0,5% du commerce de détail. De ce point de vue, le recours à Internet permet de diminuer le coût de l’Echange de Données Informatisé (on parle dés lors de web-EDI avec l’adoption d’un standard XML de codage de l’information), réservé jusqu’ici aux entreprises d’une certaine taille en raison d’investissements élevés et souvent prohibitifs pour les PME-PMI, et ce d’autant plus que ces derniers doivent intégrer différentes places de marché requérant chacune une infrastructure informatique spécifique.

- Les applications de Supply Chain Management (ou gestion de la chaîne logistique) : outils de prévision de la demande, de gestion des stocks et de passation des commandes. Cette fonctionnalité est de loin la plus sophistiquée et demande une forte intégration des systèmes d’informations des entreprises partenaires, qui sont dés lors engagées sur des relations commerciales de moyen et long terme, eu égard aux investissements consentis dans les infrastructures informatiques. Par l’intermédiaire de ces plates-formes électroniques, la gestion de la chaîne logistique permet de réduire le coût administratif de traitement de la commande, le niveau de stock tout en améliorant le taux de service pour le consommateur final en assurant la traçabilité de la marchandise. De même que pour les fonctions de synchronisation et standardisation des données, ces applications nécessitent une intégration entre les systèmes d’information des clients et ceux des fournisseurs, synonyme de lourds investissements.

3- D’un rapport marchand à l’avènement d’un travail plus collaboratif

En pratique, les places de marché ne proposent pas toutes les mêmes services à leurs adhérents. Comme le montre le tableau ci-dessous, les fonctionnalités sont d’autant plus avancées que l’accès à ces places de marché est restreint et que la relation de pouvoir de ces places est déséquilibrée, car dominée par une seule entreprise « cliente », capable d’uniformiser et de rendre compatibles entre elles les informations et applications informatiques des entreprises « partenaires ».

Tableau 2 : les services associés aux différentes places de marché, et les enjeux associés

Type de place de marché
Place de marché
publique indépendante
Place de marché sectorielle pilotée par les majors
du secteur d’activité
Place de marché privée
Principales fonctionnalités Sourcing
- Enchères inversées
Sourcing
- Enchères inversées
- Synchronisation et standardisation des données
Sourcing
- Synchronisation et standardisation des données
- Application de gestion de la chaîne logistique
Enjeux
Recentrage sur des secteurs d’activité ou des familles de produits plus restreints pour une amélioration de la qualité de l’information et la personnalisation des services Développement récent de fonctionnalités plus collaboratives Intensification de l’intégration des systèmes d’informations

Si l’apparition des places de marché électroniques est relativement récente, la disparition précoce de nombreuses d’entre elles permet déjà de tirer certains enseignements. Après l’engouement des places de marché publiques indépendantes lié au phénomène Internet à la fin des années 1990, l’âge de raison a sonné avec comme conséquence la faillite de nombreux sites. L’erreur principale de leurs promoteurs a sans douté été que le modèle gestionnaire (bussiness model) sur lequel elles se sont développées niait les spécificités du commerce inter-entreprises, qui reposent en grande partie sur une connaissance et une confiance réciproque préalables à l’établissement de toute relation commerciale. Comme le rappelle Bernard Cova [4], ces relations reposent sur des fondements qui sont peu compatibles avec l’instauration de rapports purement marchands : la transaction n’est qu’un épisode de la relation entre le client et le fournisseur ; la première transaction entre le client et le fournisseur demande un très gros investissement ; le risque est le moteur du comportement d’achat industriel (au détriment de l’aspect économique exclusif) ; le client et le fournisseur interagissent pour co-définir l’offre et la demande...Autrement dit, les relations inter-entreprises se construisent pour une large part dans la durée, qui seule permet le développement et l’instauration d’un climat de confiance dans les affaires.

C’est la raison pour laquelle on constate aujourd’hui que «  la grande part du volume actuel des transactions des places de marché sur le Net se font entre acteurs qui se connaissent et se font confiance. Il n’y a qu’une minorité de transactions qui échappent à cette logique communautaire....elles concernent les achats spot et opportunistes ou des achats d’urgence  ». On devrait donc assister dans les années à venir au développement de services à plus haute valeur ajoutée sur les places de marché publiques et sectorielles, sans que cela ne remette en cause l’intérêt des appels d’offre en ligne.


Conclusion :

Le mythe du marché parfait sur Internet véhiculé par les places de marché électronique a fait long feu et à l’exception des achats peu stratégiques pour les entreprises, il semble acquis que « les e-marketplaces doivent rapidement évoluer vers quelque chose de plus que de simples places de marché digitales. Elles doivent devenir des places de travail électroniques où des communautés se retrouvent pour collaborer et conduire des affaires » [4]

Toutefois, Les freins associés au développement de services à valeur ajoutée par les places de marché sont nombreux. Au-delà des coûts liés à l’intégration des systèmes d’information, déjà cités, le partage des informations induit par ce type de relations partenariales prendra du temps pour se diffuser dans la culture commerciale des entreprises.

Pour aller plus loin  :

[1] Bumstead J., Faire en apprenant et apprendre en faisant : le chemin le plus court et le moins risqué pour atteindre le marché, http://www.accenture.fr

[2] Cap Gemini Ernst & Young, Les avantages des standards internationaux, www.fr.cgey.com

[3] Copacino W. et Dick R., Quel avenir pour les places de marché électroniques B to B ?, http://www.accenture.fr

[4] Cova B., Les eMarket places à l’épreuve de la réalité des échanges B to B, Décisions Marketing n° 24, sept.-décembre 2001, pp. 67-73.

[5] Day A. et Phytian P., Places de marché électroniques : les fournisseurs à l’heure de la décision, http://www.accenture.fr

[6] Gallois J.-B, Places de marché, tout reste à faire, Points de vente n° 911, 2 juin 2003, pp. 32-39.

[7] Laub R., Mythe et réalités du e-procurement, , http://www.accenture.fr

[8] Leroy C., Les places de marché poussent leurs pions dans le B to B, Stratégie logistique n° 61, novembre 2003, pp. 114-118.

[9] LSA, Les enchères inversées sur la sellette, n°1814, 15 mai 2003, pp. 24-26.

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