Changements organisationnels impliquant une évolution structurelle : les symptômes et raisons de l’échec

, par Stéphanie Thieyre

Dans un environnement instable, les changements organisationnels deviennent une des clés de réponse permettant réactivité et adaptation aux contraintes externes. Ces changements sont parfois synonymes d’évolution structurelle, des entreprises se réorganisent en structure matricielle ou en Business Unit (BU) dans la majeure partie des cas. Ces réorganisations se soldent cependant souvent par un échec (Combes, Lethielleux, 2008). Un des derniers exemples est « la fusion Alcatel-Lucent avec 12 500 suppressions d’emplois dans le monde,dont 1 400 en France et une action dont le cours a chuté de 35% en 10 mois ».
Comment expliquer l’échec ? Quels sont les symptômes, qui laissent deviner un échec imminent du changement organisationnel ? Les raisons profondes de sa survenance ? Quelles préconisations managériales permettraient de l’éviter ?
Nous explorons au cours de cet article les facettes de l’échec, liées à des problématiques de gestion des ressources humaines, et tenterons de les expliciter afin de mettre en lumière des modalités d’action pour les managers des entreprises concernées.

 I. Les symptômes de l’échec d’une évolution structurelle

Dans un premier temps, il convient de définir la notion d’échec en management. D’après Lethielleux (2004) un échec signifie de prime abord que le but visé n’est pas atteint. On peut l’envisager sous des aspects juridiques, économiques ou organisationnels. Ainsi, une fusion est un échec lorsque d’un point de vue juridique il n’y a pas eu transmission universelle du patrimoine d’une société vers l’autre ; économiquement, s’il n’y a pas eu de synergies ; et d’un point de vue organisationnel, en cas de survenance du syndrome du survivant (Lethielleux, 2004). Il apparaît ainsi que ce syndrome du survivant est le premier élément qui va nous permettre de déceler l’échec du processus de restructuration à court terme.

Emergence du syndrome du survivant

« Le syndrome du survivant se traduit par des symptômes identifiés au lendemain de la seconde guerre mondiale auprès des rescapés de l’Holocauste. Brockner (1988) et son équipe ont transposé ce concept psychiatrique à la gestion suite à l’observation du comportement des salariés restants après un plan social. Il produit des effets contre-productifs dont l’intensité varie selon l’efficacité perçue des mesures d’accompagnement des salariés restants, trop souvent les « grands oubliés » de ce type de changement organisationnel car considérés, par leurs supérieurs, comme chanceux d’avoir conservé leur emploi. Bridges (1990) a détecté une soixantaine de symptômes (angoisse, colère, démotivation, etc.) se regroupant avec ceux de Bourque (1995). Leur apparition constituerait une preuve de l’échec de l’opération de restructuration en question car elle traduirait le bris du contrat psychologique (Guay, 2002), c’est-à-dire, la rupture de l’équilibre entre les attentes de l’organisation et celles des salariés » (Combes, Lethielleux, 2008).

L’apparition du syndrome du survivant peut se mesurer à l’aide du niveau d’implication organisationnelle (entendue implication affective, liée aux valeurs d’identification, à la volonté de faire des efforts considérables pour l’organisation ; et implication calculée mesurant l’intention de rester, Etzioni, 1961 [1]). L’organisation devra donc être attentive à cet aspect du management pour mieux le gérer.

Un autre élément, qui permet de déceler un échec lors d’un changement structurel, est la baisse de capital social qui se produit dans l’entreprise.

Baisse du capital social

Le capital humain et le capital social sont les piliers d’une gestion stratégique des ressources humaines. Alors que le capital humain fait l’objet d’une attention soutenue, la recherche en gestion tend à démontrer l’importance du capital social.

Les pratiques de gestion du personnel mettent souvent l’accent sur les compétences individuelles en les considérant hors du contexte social dans lequel elles se développent. Or chacun est inévitablement influencé par l’environnement dans lequel il évolue, tout en se servant de cet environnement pour arriver à ses fins professionnelles. Le but de l’approche par le capital social est de permettre d’expliquer comment, à compétences égales, certains individus ou groupes ont des performances supérieures aux autres. Bourdieu (1980) l’a défini comme étant « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance ». Or lors d’une évolution structurelle, l’organigramme « bouge », les employés changent de poste et leur capital social s’amoindrit. Ils ne connaissent plus nécessairement les personnes avec lesquelles ils sont amenés à travailler désormais. Cette perte de repères, de contacts, peut être mesurée, afin d’évaluer son impact au sein de l’organisation.

La baisse de capital social est contingente à toute modification organisationnelle et doit agir comme un signal d’alarme, car elle sous-tend que les réseaux sociaux de l’entreprise sont déstabilisés.

 II. Les raisons de l’échec d’une évolution structurelle

Nous avons identifié précédemment deux symptômes qui laissent présager que le changement organisationnel est un échec, tout au moins partiel. Voyons maintenant les raisons sous-jacentes les conditionnant.

Changement de structure, synonyme de changement de réseaux sociaux

Si le niveau de capital social baisse dans l’entreprise, il faut se poser la question suivante : pourquoi a-t-elle lieu et comment anticiper cette baisse pour la contrer ? Pour Bourdieu, le capital social n’a de sens que s’il permet d’accéder à une ressource. Les réseaux sociaux de l’organisation qui sont pertinents et nécessaires à son fonctionnement optimal, sont donc ceux au cœur de toute action professionnelle. C’est le ciment de l’action collective. On se situe alors dans une perspective structurelle des réseaux sociaux, développée par Burt. Des réseaux sociaux stables dans l’entreprise favorisent la circulation de l’information, procurent des opportunités d’action et permettent d’influencer les autres individus.

Les travaux de Burt font apparaître que les liens faibles [2], passerelles entre des groupes sociaux distincts, procurent même l’information la plus originale. Cela peut être des membres d’équipes de Recherche & Développement qui ont sympathisé avec ceux du Marketing, ou du département Commercial par exemple. Les données informelles qu’ils se transmettent ont un sens et une importance, puisqu’elles vont - même inconsciemment - orienter leur action. Ce capital social « passerelle » (bridging social capital) n’est pas contradictoire et se complète avec le capital social « obligeant » (bonding social capital). Dans ce cas les individus se connaissent très bien et le réseau social permet de limiter les comportements opportunistes au sein de l’entreprise. En situation de forte incertitude, les réseaux fermés, où s’établissent des liens forts et denses, sont performants.

Or la restructuration de l’organisation va les modifier et les déstabiliser. Une action correctrice devra être mise en place, et corrigera également l’autre raison qui explicite l’échec : le déficit de la conduite du changement.

Déficit de la conduite du changement

Les entreprises rencontrent souvent des obstacles communs : le fait d’avoir à instaurer une transversalité dans les processus, de développer la coopération ou l’initiative et la responsabilité des individus et des équipes. Lors d’une évolution structurelle le changement de design organisationnel s’accompagne d’une redéfinition des rôles, des fonctions, voire des métiers des salariés. Cependant la dimension « humaine et sociale » de l’organisation n’est que rarement prise en compte dans la conduite du changement.

La structure matricielle est théoriquement la plus propice à la gestion de projets nouveaux et innovants, à l’instauration d’une transversalité dans l’organisation. Sa mise en œuvre est cependant complexe : organisation de la cohabitation d’une double hiérarchie (fonctionnelle et par projet) aux objectifs potentiellement conflictuels, arbitrage dans l’allocation des ressources (rares) aux différents projets, organisation de la coopération temporaire entre professionnels au sein des équipes projets, capitalisation des connaissances interprojets, gestion des carrières etc. Le problème est similaire pour la mise en place d’organisations de type « business unit » qui sont une réponse contingente à un environnement fortement concurrentiel (Combes, Lethielleux, 2008).

Les ressources humaines de l’entreprise sont fortement sollicitées pour « absorber » ces changements et entériner la nouveauté. Un constat pourtant s’impose : peu d’actions sont mises en place pour gérer le changement et l’organisation gagnerait à être plus vigilante sur ces points précis vus précédemment.

 III. Les voies d’action pour optimiser les changements organisationnels

En premier lieu, soulignons l’importance de l’accompagnement des salariés : communication, écoute, anticipation, gestion des départs... Les discours et les actions engagées doivent être concordants.

Une communication soignée, une nouvelle culture commune

Certains auteurs préconisent de sélectionner les salariés restants susceptibles d’inculquer une culture commune, une conscience de groupe, afin d’en faire des éléments moteurs (Slowinski et al., 2002). Pour d’autres (Boroson et Burgess, 1992) il faut essayer de ne pas étaler la procédure de réduction des effectifs dans le temps, car le risque de l’étalement réside dans l’impossibilité, par la suite, de pouvoir identifier les « survivants actuels » et ceux de demain.

Dessler (1999) propose un certain nombre d’actions nécessaires au maintien de l’implication organisationnelle dans le cadre des opérations de croissance externe : les engager sur des valeurs phares, clarifier et communiquer sur la mission, garantir une justice organisationnelle, créer un sens communautaire et aider au développement des salariés. L’implication est alors intimement liée à la fois au comportement des responsables de l’organisation et au sentiment de sécurité perçu par les salariés.

La génération de capital social

Pour qu’il y ait production de capital social, divers éléments doivent être mobilisés : un réseau de contacts, une intention d’utiliser le réseau pour faciliter l’action, une motivation réciproque entre les acteurs pour partager une ressource, et bien sûr une ressource utile dans le cadre de l’organisation. Des actions volontaristes peuvent être menées au sein de l’entreprise pour développer les relations sociales, mais il est vrai que c’est un processus qui demande du temps. La confiance et des normes de réciprocité doivent s’installer afin de favoriser la coopération et les membres de l’organisation doivent avoir le sentiment que leurs destins sont interdépendants.

En conclusion, il faut reconnaître que les évolutions structurelles sont nécessaires pour assurer la pérennité des entreprises et répondre au contexte de concurrence internationale que nous expérimentons depuis maintenant quelques décennies. Ces évolutions portent cependant en elle-même des limites, qu’il faut restreindre dans la mesure du possible, en accompagnant les salariés tout au long de la restructuration de l’organisation.
La tendance en Gestion des Ressources Humaines est à l’individualisation des pratiques, y introduire également des considérations orientées vers des attributs collectifs, tels que le capital social, pourrait également être une voie d’action prometteuse pour les années à venir.

 B I B L I O G R A P H I E

  • Angle, Perry (1981), An empirical assessment of organizational commitment and organizational effectiveness, Administrative Science Quaterly, vol. 27, p.1-14.
  • Boroson, Burgess (1992), Survivor’s syndrome, Across the board, New York, vol. 29, n°11, p.41.
  • Bourdieu (1980), Le capital social, notes provisoires, Actes de la recherche en sciences sociales, n°31.
  • Bourque (1995), Le syndrome du survivant dans les organisations, Gestion, vol.20, n°3.
  • Bridges (1990), Surviving Corporate Transition : Rational Management in a World of Mergers, Layoffs, Start-ups, Takeovers, Divestitures, Deregulation, and New Technologies, New York, Doubleday, index, 2nd ed.
  • Brockner, Grover, Blonder (1988), Predictors of survivors’ job involvement following layoffs : a field study, Journal of applied psychology, vol.73, n°3, p.436-442.
  • Burt (1992), Structural holes : the social structure of competition, Cambridge, Harvard University Press.
  • Combes, Lethielleux (2008), Comment prédire et expliquer l’échec des changements organisationnels, Revue française de gestion, N°188-189.
  • Dessler (1999), How to earn your employees’commitment ?, The Academy of Management Executive, Ada.
  • Guay (2002), Etes-vous un survivant ?, Logistics, vol. 6, n°6.
  • Lethielleux (2004), La mesure de la réussite d’une fusion par le syndrome du survivant, AGRH Montréal.
  • Slowinski, Rafii, Tao, Gollob (2002), After the acquisition : managing paranoid people in schizophrenic organizations, Research technology management, Washington, vol.45, n°3, p.21-32.

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Changements organisationnels impliquant une évolution structurelle : les symptômes et raisons de l’échec

Notes

[1Distinction établie par Angle et Perry (1981)

[2Terminologie de Marc Granovetter (1973). Un lien faible suppose une relation sociale comportant peu d’engagement réciproque.

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